PROMETHEE

D’après Heiner Müller


Mise en scène Vincent Bonillo

Jeu Fiamma Camesi, Fanny Pelichet, Julia Batinova, Pascal Gravat, Felipe Castro, Juan Bilbeny
Scénographie Serge Perret
Consultant scénographie Roland Deville
Dramaturgie Joël Aguet
Auteur associé Julien Mages
Vidéo Nicolas Wagnières
Son Pierre Audétat
Lumière Denis Waldvogel
Administration Anahide Ohannessian

Le personnage de Prométhée a toujours suscité de vives polémiques : s’il a volé le feu aux dieux, c’est-à-dire l’énergie et les arts, pour le donner aux hommes, il peut être considéré comme le bienfaiteur de l’humanité. Mais il est aussi associé au règne triomphant de la technologie, et les conséquences de son usage à outrance tant du point de vue politique qu’environnemental sont désormais vécues douloureusement par une grande partie de la planète. Alors ? Faut-il réenchaîner Prométhée ? Vincent Bonillo et sa troupe proposent une réponse performative et engagée.

Production Cie Voix Publique-Vincent Bonillo
Coproduction La Grange de Dorigny-UNIL
Soutiens Ville de Lausanne, Canton de Vaud, Loterie romande

Remerciements Roland Deville, Didier Nkebereza, Anne Bielman, David Bouvier, Matteo Capponi, Urs Marti


PHOTOS

crédit photo: Sebastien Monachon

PRESSE

L’optimisme déchaîné

Par Maxime Hoffmann

Une critique sur le spectacle :
Prométhée enchaîné / D’après Heiner Müller / Mise en scène de Vincent Bonillo / La Grange de Dorigny / du 5 au 10 mars 2019 /

La mythologie servait autrefois de moyen réflexif pour penser le monde. Le Prométhée enchaîné de Vincent Bonillo se situe dans la continuité des tragédies d’Eschyle et d’Heiner Müller et utilise le potentiel critique du mythe pour dénoncer les inégalités et la supercherie du langage omniprésentes dans la vie moderne. Le spectacle s’insurge contre le poids des mots, lourds maillons creux assemblés en chaînes.

Devenu dieu des dieux après s’être soulevé contre les titans, Zeus décida de détruire les humains pour marquer le passage à une nouvelle ère. Révolté par cette perspective, Prométhée vola aux dieux le feu afin de le léguer aux humains et il leur enseigna la métallurgie. Zeus, ayant appris cette trahison, exigea que son fils, Héphaïstos, enchaînât Prométhée à un rocher, où il vivrait son immortalité. Le don de Prométhée ne lui coûta pas la vie, mais rendit son existence misérable, et cela pour le bien des « éphémères ». Cette intrigue inspira de nombreux auteurs au fil des temps, à commencer par Eschyle. Heiner Müller, au XXe siècle, adapta cette tragédie antique pour critiquer le climat politique de son époque en proie aux exactions de l’URSS. Son adaptation tissait une analogie entre Zeus et Staline, tous deux persuadés que leurs révolutions effaceraient toutes traces du passé. La mise en scène de Vincent Bonillo actualise à son tour les références pour pointer les travers de la société contemporaine : les fortes inégalités sociales et la manipulation par le langage.

La scène surprend les habitués de la Grange de Dorigny, car elle est surélevée à un mètre du sol par de nombreux pilotis. Trois chaises de bois peintes en noir bordent chaque côté du plateau. Lorsque la pièce commence, six comédiens apparaissent et vont s’y asseoir. Ils demeurent un moment immobiles jusqu’à ce que l’un d’entre eux, un homme vêtu de noir et aux cheveux hirsutes, se lève, et entreprenne de déambuler sur scène. Cette action dure et l’attente augmente. Lorsqu’enfin il se décide à parler, il est réprimé par un « ta gueule » violent, lancé par un autre comédien, assis, le plongeant ainsi dans le mutisme. Le brimé se déplace, se laisse tomber à terre et pose ses mains sur le sol, les paumes ouvertes vers le ciel. Le querelleur prend à nouveau la parole, expliquant son refus des conventions dites « bien pensantes », qui valorisent l’écologie, le respect des autres et les liens familiaux. Il se revendique « bourgeois fier de rouler en 4×4 » et son allure soignée ainsi que son pull-overde cachemire gris clair connotent une vie aisée. Soudain, il hurle. Il exige que l’on enchaîne Prométhée. Impatienté, il hurle à nouveau, et harangue Héphaïstos ; rappelant qu’en tant que « collaborateur », son fils se doit de trouver la « motivation » d’agir, de vivre pleinement son « autonomie », car il partage avec Zeus des « valeurs communes » : sa dernière « évaluation » ne fut pas bonne. « On va t’aider », lui dit Zeus. Ces mots dérangent par la manière apathique dont ils sont énoncés. Soumis, Héphaïstos obtempère. À l’oreille de Prométhée, il témoigne son empathie, ânonnant des bribes de phrases : « je vais essayer de te parler de… » ou encore « là, je te parle pour… pour te… tu vois ». Il ne trouve pas de mots. Puis il visse longuement le corps du condamné à une plaque de fer.

Les personnages sont à la fois des dieux et des mortels. La pièce réactualise les références mythologiques, dans des basculements incessants entre la vie moderne et la fable du passé. L’homme riche, imbus de pouvoir, détourne les mots pour atteindre ses fins. Cet homme est aussi Zeus : à la fois dieu d’un panthéon et membre d’une oligarchie moderne. Zeus, dieu des dieux, mais aussi cygne violeur et trompeur, se confond avec un chef d’entreprise ou un leader politique. Surgit dès lors la question : pourquoi un homme semblable à nous serait-il considéré comme un dieu ?

La pièce montre comment une lutte périclite lentement lorsque les mots sont utilisés à des fins de manipulation. Les termes de Zeus, empruntés au vaste monde de l’entreprenariat, musellent en feignant la sympathie. Alors que l’émotion d’Héphaïstos, perçue comme sincère par les spectateurs, ne trouve pas de parole. Quand ce dernier actionne sa perceuse pour visser Prométhée, les hurlements de la vis qui attaque le fer et ceux du comédien éveillent crainte et pitié. L’injustice et la souffrance de la scène saisissent chaque spectateur, alors que les personnages restent assis, indifférents à sa douleur, témoignant d’une habitude toute humaine, celle de détourner le regard. L’injustice et la souffrance s’étendent aussi bien au-delà de l’action physique ; la « liberté », si chère à ceux qui ont souffert les révolutions, est maintenant acquise, mais cette notion, finalement sans référent réel, et pourtant si chère à l’imaginaire commun, tombe de son piédestal et se fane en un succédané, « la liberté d’entreprendre ».

Les thématiques abordées sont si nombreuses qu’il est parfois difficile de rendre raison de chacune d’elles. L’apathie de Zeus et la manipulation par le langage croisent la problématique de la liaison entre Zeus et Io, qui plonge cette dernière dans la démence, le comportement débridé des personnages féminins qui les laisse ensuite dans un ennui profond, l’indifférence au mal-être d’autrui, l’oubli de soi dans la boisson, sans oublier l’écologie et l’usage de la vidéosurveillance. La pièce est engagée, mais elle lutte sur tellement de fronts que le message peine parfois à être saisi dans son ensemble. Au centre de ce tableau pessimiste et juste de la société actuelle, Prométhée est pourtant bien celui qui « prévoit ». Il offrit aux humains des compétences divines, et, lorsqu’il pose ses paumes au sol, il accepte son châtiment trahissant une âme apaisée plutôt que résignée. Il souffre, le cœur assuré de la réussite de son entreprise. La pièce, bornée à une révolution de soleil, laisse en suspens la fin heureuse qu’annonce l’attitude de Prométhée. Car le sacrifice du titan n’est que le commencement d’une longue route, qu’il incombe aux « éphémères » d’endurer, et qui n’est manifestement pas terminée.

 

Feu le mythe

Par Julia Cela

Une critique sur le spectacle :
Prométhée enchaîné / D’après Heiner Müller / Mise en scène de Vincent Bonillo / La Grange de Dorigny / du 5 au 10 mars 2019 /

La Cie Voix Publique, sous la houlette de Vincent Bonillo, transpose le mythe de Prométhée dans une modernité amère. Une proposition au rythme lancinant, mêlant théâtre et performance.

Dieux en plastique
La proposition de Vincent Bonillo montre du mythe de Prométhée un Olympe autiste et des Dieux en toc, animés d’une puissance ridicule et passée que l’on a du mal à prendre au sérieux. On regarde les puissants débattre d’un contenu que l’on a du mal à saisir. On assiste à des dissensions sans substance, dont les partis sont animés par des attitudes qui se veulent punks, baignant dans un kitsch qui dédramatise et caricature la matière mythique des deux textes à l’origine de la pièce: Prométhée de Heiner Müller, et Prométhée enchaîné d’Eschyle.

Frontières
Dans ce paysage, la parole fait toutes les règles et dessine de nettes limites symboliques. Les dieux ne font jamais la médiation de leur parole. Elle parvient au public à la manière du verbe divin ou du discours politique : verticalement et de manière autoritaire. La parole segmente le temps en intervenant, messianique, à intervalles réguliers, découpant le spectacle en segments égaux et instaurant un rythme engourdi et obsédant : toutes les dix minutes, une rupture ouvrant un nouveau territoire du texte.

La parole sépare aussi les espaces, par des adresses souvent orientées vers les coulisses à vue installées à cour et à jardin. La projection de la voix s’organise ainsi souvent de manière latérale, accentuant les effets de hiérarchie et de pouvoir entre le plateau devenu Panthéon et le public, monde terrestre. Et même lorsque les personnages s’adressent au public, leur parole nous survole. Sur le plateau, devenu l’Olympe contemporaine, les Dieux s’arrachent le sort des « éphémères », sans jamais pourtant ouvrir leur attention au spectateur misérable, faisant figure de mortel, muet et délaissé.

Cette image d’un monde de pouvoir est parachevée par une nette séparation des rôles et attributs des sexes. Zeus et Prométhée sont tous deux gorgés d’une virilité qu’on serait contents de voir cantonnée à l’Antiquité. Les personnages féminins sont soit présentés comme des faire-valoir hystériques, ou comme des victimes absolues du pouvoir masculin. Le Chœur, personnage neutre et médiateur dans le texte de Müller, est ici dédoublé et féminisé. Sa parole est uniquement mise au service du discours des autres Dieux, au masculin pluriel.

Ilôt
Au centre de la pièce, pourtant, tout se suspend. Io vient d’entrer en scène et raconte son interminable fuite loin de Zeus dans un monologue douloureux et grotesque. Elle lutte contre son propre corps, celui d’une vache, pour trouver sa voix propre et offrir au public un discours aussi bouffon que déchirant. Soudain, on regarde et on écoute autrement. La parole d’Io perce le voile de l’indifférence et passe la frontière du bord de scène pour éveiller enfin les sensations d’un spectateur de tragédie. Tout du discours d’Io éveille peine, horreur et pitié

Puis c’est terminé. Les jeux de pouvoirs reprennent leur cours: on évoque Bolsonaro, le cyclo de plastique tombe, on nous fait voir des images de villes, entendre un texte de Julien Mages, sur fond de décor banlieusard. On pardonne à demi à Zeus, la révolte s’éteint, le spectacle est fini. Dans la salle, on conserve pourtant une discrète empreinte du mythe de Prométhée : ce sont les échos de la voix torturée d’Io.